Vie rêvée de l’insomniaque : Suite

C’était insoutenable.

Mes journées se déroulaient au rythme lourd de mon obsession grandissante pour l’inconnu gladiateur. Chaque matin, j’espérais le trouver à la porte de mon bureau, puis chaque soir en quittant le boulot, je caressais le fantasme de le voir appuyé contre ma voiture, m’attendant là depuis des heures.

 –         Je vous attendais.

 –         Et moi je vous espérais, bel enchanteur.

–          N’espérez plus, charmante. Vivez. Je suis là. Je suis à vous. Et je ne vous laisserai plus quitter mon champ de vision, dussé-je m’enchaîner à vos pieds pour ne plus jamais avoir à respirer un air qui ne soit point chargé de votre souffle sucré.

–          Mais vous savez bien que c’est impossible, cher ténébreux. Vous me soumettez à une atroce torture, vraiment. Vos mains sur ma joue sont chaudes et je serais bien prête à vous céder toute résistance, mais non. Ma tête doit garder le contrôle de ces pulsions que vous induisez en mes chairs.

–          Contrôle?  Mais l’amour est un spasme, une convulsion qui d’aucune façon ne se prédit et jamais ne se dompte. C’est le grand Seigneur auquel personne n’a pu s’opposer sans y laisser une partie de son âme.

–          Mais si. Nous vaincrons. Comme dans « L’amour au temps du choléra », nous saurons patienter jusqu’aux jours ingrats de la vieillesse avant de fusionner nos langues élimées et nos mains sèches et ravinées à force de s’être tant frottées l’une contre l’autre durant ces années marquées par l’attente. Tout comme Florentino et Fermina, nous traverserons plus d’un demi-siècle dans l’espoir de se retrouver seuls au monde sur ce bateau où nul ne pourra désenchaîner nos corps émaciés et repus par cet amour finalement consumé en de timides mais nobles soubresauts.

–          Comme quoi? Comme qui?

–          Vous ne connaissez pas Garcia Marquez?

–          Garciamar qui?

–          Ouste! Déguerpissez de ce rêve illico! Infâme! Vous n’êtes pas du tout à la hauteur des fantasmes placés en vous.

–          Mais mais… je peux réciter du Shakespeare.

–          J’ai dit ouste!

–          Je connais tout Roméo et Juliette…

–          Fly!

Eh misère! Il me semble que c’était pourtant clair, Guy? Dans mes chimères, mon demi-dieu de prétendant doit être un amateur de Garcia Marquez et me jurer loyauté comme Florentino à Fermina, jusqu’au jour de mon veuvage où il pourra finalement réapparaître dans ma vie. C’est pourtant simple comme fantasme.

–          Simple ?  Non mais t’es timbrée vieille picouille! Je n’en peux plus moi, de tes fantasmes litérotico-pouêt-pouêt. Il n’y a personne qui lit Garcia-Machin. Tu ne pourrais pas faire comme tout le monde et rêver de Roméo et Juliette?

Roméo et Juliette ? Mais à quoi as-tu pensé, demi-cervelle ? Dois-je te rappeler la fin de cette histoire ?

–          Mais on s’en fout de la fin! C’est juste un fantasme.

Personne ne veut d’un fantasme qui finit mal.

–          Tu rigoles ou quoi ? Je l’ai fait tout beau pour toi ce type, tout romantique, passionné et bilingue en plus. Un de mes meilleurs! En principe tu devrais déjà être liquéfiée sur place, je ne comprends pas ta réaction ma poule.

C’est juste que…c’est trop dramatique Roméo et Juliette. Je n’ai pas envie de pleurer et je sens que ce fantasme là va me rendre malheureuse, c’est tout. Alors j’veux pas.

–          Je pourrais lui rajouter une petite fibre paternelle à ce garçon, ou un talent de cuisinier, ça pourrait te convaincre non?

Nan. Trop de passion c’est comme pas assez. Ça finit toujours mal.  Moi je veux un Florentino.

–          Mais décroche avec ton personnage de roman improbable! Il n’y a personne qui aime au point d’attendre toute une vie.

Qu’est-ce que tu en sais toi? Moi j’y crois. De toute façon c’est mon fantasme, c’est moi qui décide.

–          Je te rappelle que c’est moi qui manie la télécommande dans ta tête. Alors ultimement princesse, c’est moi qui décide. Et ton fantasme du mois, ce sera mon bel intrigant à la grosse voix qui récite du Shakespeare. Impossible que tu ne craques pas. J’te connais trop p’tite tête. Ça te fait léviter habituellement ce genre de truc.

Je veux de la latence dans la passion. Je veux un Florentino.

–          Désolé je n’en ai pas en stock. Faudra faire avec Roméo.

Je crains trop la fin de cette histoire. La vie est assez ingrate comme ça, je ne vais tout de même pas souffrir dans mes fantasmes en plus!

–          Allez Madame Bovary, ne fais pas la capricieuse. Il est génial mon Roméo, donne-lui sa chance, tu verras bien comme tes nuits seront moins longues avec lui. Et un peu de souffrance, ça fais grandir non?

C’est vrai? T’as envie de grandir un peu mon Guy?

         –          Roméo! Roméo! Roméo!

Je ne peux pas croire que Shakespeare va l’emporter sur Garcia-Marquez. Des talents de cuisinier, tu dis?

–          Oh que oui! Un expert en pâtes, imagine!

Ouais. Mais faut pas trop que je pense à la finalité de l’aventure, tu comprends?

–          C’est ça laisse-toi aller! Moins tu réfléchis, mieux tu vas! Oh, tu les sens ces spaghetti au pesto ? Tu les sens, dis ?

Mmmm. Avec du vin?

–          Mais bien sûr avec du vin, qu’est-ce que tu penses ? Ce n’est pas un rustre personnage, il est nickel ce gaillard, j’te le dis!

Ok. Allons-y pour Roméo. Et les pâtes. Et un verre de vin. Non, deux. Tout est plus facile avec du vin. Même écouter du Shakespeare. 

–           …

C’est beau Guy.  Je l’accepte ton cuisinier bilinguo-dramatico-passionné-voué-à-l’agonie. Tu peux le ramener.

–          C’est que..

C’est que what?

–          Tu ne me croiras pas, mais… je ne le trouve plus. C’est drôle non? Faut croire qu’il a trouvé une fille qui aimait Shakespeare. J’te parie qu’elle avait des gros lolos, elle! Oh le chanceux. Oh qu’il va se régaler le chef!

Guy fais pas l’idiot. Je t’ai dit que je n’avais pas envie de pleurer ce soir. Va le chercher!

–          Et moi je te dis qu’il est parti. Tu ne comprends plus le français, ma Juliette-aux-p’tits-fruits-secs? Iz Gone.

Parti où?

–          Aaah. That is the question. Un mouchoir ma biche?

« L’amour fantasmé vaut bien mieux que l’amour vécu. » ~ Andy Warhol


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